A Pierre-Louis Monteiro
LES VOIX DU MARCHÉ – du 15 juin 2012 (J+150 après la CNAC)
Si l’on excepte Paris et le massacre pompidolien « moderniste » des Halles de Baltard, la plupart des villes ont gardé dans leurs cœurs les halles et les marchés d’un autre temps. Ces lieux ont conservé leur destination première et, quelques jours par semaine, on les voit s’animer du spectacle millénaire et universel des petits commerces de détail. La clientèle, certes, a un peu vieilli, notamment dans les villes de province, mais les marchés vivent toujours comme autant de petits forums animés et hauts en couleurs rompant la grisaille ambiante.
En période d’élections, les divers candidats ou leurs militants actifs n’omettent jamais de sacrifier au rite du « tractage sur le marché ». S’ils n’ont pas le savoir-faire inimitable des camelots qui n’ont pas fait Sciences-Po et vendent pourtant aux gogos les camelotes les plus insolites, du moins dispensent-ils à la sauvette, un peu contrits parfois, sourires et poignées de mains. Et si l’accueil n’est pas trop rêche, ils glissent au passage à la ménagère sympathique un tract sur papier glacé qu’elle ne lira jamais et qui rejoindra au mieux, plié en quatre, la botte de poireaux du cabas à roulettes. Mais qu’importe ! Pas plus qu’on ne répond à l’offre du camelot en raison d’un besoin, on ne choisit son vote en raison d’arguments écrits. Tous les marchands et tous les politiques connaissent cette règle élémentaire. Et tant qu’elle durera, on verra les uns et les autres sur les marchés.
Ce commerce humain, ce microcosme désuet conservé au cœur des villes est touchant. Et le tract froissé qui en fin de matinée rejoint la cagette de pêches talées « Ça sent si bon la France ! ». Cependant, au-dessus des voix du marché, du petit aligoté et du poulet de la ferme, il y a le talon de fer, les lois d’airain du marché et tout autour des villes, les supers, les hypers et les gigamarchés qui regardent d’un air goguenard et calculateur ces survivances archaïques pour bobos, écolos et petites vieilles. Peanuts que tout cela ! L’avenir appartient aux drives !
Gentils politiques, c’est notoire, nombreux sont parmi vous ceux qui choient la grande distribution. A ceux-ci, je demande aujourd’hui: « Quand les souks d’un autre âge qui survivent dans nos centres villes auront un beau jour disparu au nom des normes et de la concurrence, quand les mémés bancales, les retraités chenus, les joueurs d’accordéon et autres mendigots auront cessé leur déambulation improbable dans ces lieux pleins d’odeurs, où irez-vous distribuer vos tracts ? »
Sur les parkings des hypers peut-être ? Perdus dans le flux des caddies et des voitures, vous accosterez alors le chaland pressé qui, surpris de ne pas trouver la liste des promos sur votre prospectus, vous le renverra en boule au milieu de la figure. Ou bien encore, tel le mendiant au feu rouge, vous vous inclinerez à la vitre baissée du client du drive au risque de vous faire éconduire par les agents de sécurité ?
Gentils politiques, vous qui choyez la grande distribution, je vous le dis : « Vous aurez tant et tant servi les tenants des lois du marché, que vous aurez perdu votre charmant terrain de jeu et réussi à rendre aphones les voix du marché ! »
C. S. Rédacteur de Chantecler,
Auxonne, le 15 juin 2012 (J+ 150 après la CNAC)