LA PROXIMITÉ, RÉALITÉ OU ILLUSION ? (2) – du 22 juin 2012 (J+157 après la CNAC)
Nous livrons aujourd’hui à la réflexion de nos amis lecteurs le deuxième épisode de notre feuilleton philosophique : « La proximité, réalité ou illusion ? »
Dans cet épisode, nous envisagerons le volet spatial de la question, volet spatial déjà préfiguré par la fable des porcs-épics dont la morale nous engageait à garder une distance raisonnable à l’égard de nos semblables.
Cependant, n’en déplaise à Schopenhauer, tout comme la proximité humaine, la proximité spatiale appartient aux idéaux revendiqués de notre temps. Citoyens du vingt-et-unième siècle, le monde entier est à votre porte et Mars, tout juste en banlieue ! Et la doxa ambiante s’évertue à entretenir l’illusion de cette proximité au moyen de prothèses et d’artefacts divers.
L’épicier du coin a disparu, qu’importe ! Par le miracle du drive vous n’aurez pas 100 mètres à faire à pied pour aller acheter votre quart de Brie ! Une fausse proximité spatiale vient donc brouiller encore la proximité humaine, par essence déjà problématique. Vos « amis » cybernétiques répandus aux quatre coins de l’Europe, voire du monde, sont tellement plus commodes à fréquenter que votre voisin immédiat, le plus souvent ignoré !
Au-delà du critère objectif de la distance réelle, l’appréciation de la proximité spatiale est à présent modulée en fonction des ressources techniques permettant de « réduire » artificiellement les distances. Il arrive cependant que l’infirmité, le dénuement ou l’âge prive l’homme de ses « tapis volants » et « miroirs magiques » modernes. En l’absence de ces sortilèges technologiques, la réalité des distances se rappelle cruellement à lui avec son corollaire, l’isolement. Le masque des proximités artificielles tombe alors, révélant la réalité physique de l’inaccessible.
Plus de petits commerces dans les campagnes, au fond desquelles trouver un œuf pondu à la ferme est devenu presque une gageure. Il faut s’en convaincre, le village idéal plein de ressources du cru simplement accessibles n’appartient plus qu’à l’iconographie surfaite des clichés publicitaires ou nostalgiques, et le paysan, comme les autres, va chercher son lait en packs à l’hyper le plus proche.
En matière de commerce alimentaire de première nécessité, les dernières décennies ont vu la concentration croissante des centres de distribution parallèlement à l’extinction presque totale des commerces de proximité, notamment dans les zones rurales. La taille même de ces centres de distributions géants a motivé leur implantation sur les terres agricoles des zones périurbaines. A voir la taille des parkings de ces hangars améliorés on mesure l’ampleur de la perte d’un patrimoine agricole, on comprend aussi immédiatement que le postulat de fréquentation standard des hypers est l’usage quasi-obligé de la voiture individuelle.
Le temps des années 50 où ma mère m’envoyait le jeudi chez la Mère Blanchard au coin de la rue chercher un « étui Poulain » individuel au détail à 10 francs (anciens, soit environ 30 centimes d’euro) pour préparer mon cacao des quatre heures est définitivement révolu, et tout un confort de vie de proximité avec.
A partir de citations tirées des décisions de la CNAC relatives au projet d’hyper au Charmoy nous voudrions illustrer les références à la proximité prises en considération dans ce genre de décisions. Rappelons que la décision 317D du 20 janvier 2010 fut négative et que celle 917D du 17 janvier 2012 fut positive.
La définition la plus vraisemblable de la zone supposée de proximité dans le cas de cet hyper doit être lue dans le premier attendu de 917D « zone de chalandise qui inclut les communes situées à vingt minutes de trajet en automobile du site d’implantation ». « Vingt minutes de trajet en automobile » voilà le critère limitant de la proximité. A la suite de la révolution économique de la grande distribution, un découpage commercial implicite du territoire est intervenu en termes de « zones de chalandise ». Les critères de proximité de ce découpage ne sont pas sans rappeler le critère de proximité du découpage administratif de la France en départements qui, selon certaines sources, devait permettre au citoyen de se rendre à cheval au chef-lieu pour y traiter ses affaires dans le cadre d’une journée.
Si l’on remplace le moteur à crottin par le moteur thermodynamique ou électrique, la « zone de chalandise », devient en quelque sorte le « département » standard de la nouvelle république de la grande distribution.
Outre cette définition générale qui inclut la plus grande part de la clientèle potentielle, le cas des voisins immédiats n’est cependant pas négligé : « le terrain d’implantation du projet se situe […] à proximité de zones d’habitat » (917D). On n’omet donc pas de mentionner cette proximité fortuite, concernant à vrai dire une bien faible part des « 33659 habitants en 2008 » de la « zone de chalandise ». Le cas des piétons et des cyclistes est envisagé « les aménagements sur la RD 905 permettront aux piétons et aux cyclistes d’accéder au site en toute sécurité » (917D). Gageons que la part de ces utilisateurs des « modes de déplacements doux » restera sans doute très marginale dans la fréquentation générale et constituera, pour ainsi dire, « la cerise (verte) sur le gâteau ».
Il est instructif, toujours en terme de proximité, de reprendre les arguments contraires de la décision initiale 317D relativement à la même zone : « le projet […] est situé en limite de zone agglomérée sur des parcelles agricoles, à l’écart du centre ville ». Rien, cette fois, dans cet énoncé, ne fait naître un sentiment de proximité. Il s’agit pourtant bien de la même zone. Dans le même paragraphe, le sentiment de difficulté d’accès est encore souligné par la mention de l’absence de « [desserte] par les transports collectifs ». Absence de desserte dont il n’est pas fait mention dans la décision 917D, pas plus d’ailleurs que de sa présence.
Laissant à notre lecteur le soin de conclure lui-même, nous lui rappellerons la question initiale : « La proximité (spatiale), réalité ou illusion ? ».
Et pour illustrer en deux mots le thème de notre troisième volet (proximité temporelle) nous vous disons : « À bientôt ! »
P.S. : Alors que nous terminons cet article sur fond de flons-flons généralisé, nous voudrions rendre à César ce qui est à César. Si Jack Lang, récemment blackboulé à Saint-Dié, a bien inventé la Fête de la Musique un jour par an, c’est à la grande distribution qu’il faut attribuer la Fête de la Musique non-stop, orchestrée par une sono dégoulinante. Selon l’adage : la musique adoucit les mœurs, lave les cerveaux et remplit les (grosses) caisses !
C. S. Rédacteur de Chantecler,
Auxonne, le 22 juin 2012 (J+157 après la CNAC)