BONAPARTE, D’EYLAU À OSTERODE - du 16 AVRIL 2016 (J+2677après le vote négatif fondateur)
Une lectrice nous a interrogé sur ce dernier vers de « La complainte de Bonaparte » rapportée par Claudi : « Je ne peux même pas pleurer » le trouvant assez peu crédible.
Peut-on imaginer Napoléon Bonaparte, ce chef de guerre, cet « ogre » dévoreur de conscrits, ému par la souffrance et le sacrifice des soldats tués ou blessés au combat ? Telle est la question.
Certes, après deux siècles, les sensibilités ont changé. On peut même prétendre que la perte qui nous émeut aujourd’hui n’aurait peut-être pas ému Napoléon Bonaparte. L’associer au deuil actuel est sans doute totalement farfelu. Mais quand même, c’était les gars de son quartier, ils ont parcouru les mêmes couloirs et grimpé les mêmes escaliers qu’empruntait jadis le petit Corse quand il avait leur âge.
En modeste hommage aux militaires du 511ème régiment du Train d’Auxonne tués ou blessés au Mali le 12 avril dernier, nous voudrions tenter de montrer que l’Empereur n’était pas insensible à la perte et aux souffrances de ses soldats et qu’à travers le temps on peut imaginer qu’il aurait pu compatir au drame des tringlots d’aujourd’hui.
Le problème est que chez Napoléon tout est grand, de cela il résulte que la preuve que nous emprunterons à l’histoire et aux historiens sera nécessairement démesurée. Il faut nous en excuser. Mais la preuve existe. Cette preuve, les historiens l’ont trouvée en particulier dans les documents et les témoignages relatifs à bataille d’Eylau (Preussich Eylau) des 7 et 8 février 1807 et à ses suites.
Avant d’exhiber ces preuves, situons d’abord le théâtre de l’action. C’est la Prusse orientale, région actuellement partagée entre la Pologne et la Russie, dans l’arrière-pays du Golfe de Gdansk. Au centre de cet arrière-pays, à une centaine de kilomètres de la Baltique, Ostroda, ville polonaise. C’est alors la ville prussienne d’OSTERODE dont tous les tringlots connaissent le nom, car c’est là, le 26 mars 1807, que Napoléon signe le décret de création du train des équipages, dont l’actuelle Arme du Train est l’héritière.
A une centaine de kilomètres au nord-est d’Osterode, juste derrière la frontière russo-polonaise actuelle, en direction de Königsberg (actuelle Kaliningrad) se trouve Eylau (actuellement Bagrationovsk du nom du Prince Bagration mort au combat en 1812 et salué par Napoléon en ces termes : « Il n’y a pas de bons généraux russes, à l’exception de Bagration ! »).
Un mois et demi avant le décret d’Osterode, une sanglante bataille s’est déroulée à Eylau entre la Grande Armée et l’armée russe venue en renfort de la Prusse vaincue pour entraver la marche des Français vers Königsberg. Les Français, bien qu’ayant remporté le combat, renonceront à marcher sur Königsberg refluant vers Osterode pour y prendre leurs quartiers d’hiver.
Des témoins oculaires, des historiens et des écrivains ont noté que la bataille d’Eylau avait terriblement éprouvé la Grande Armée et son chef. Visitant, au lendemain des combats, le champ de bataille couvert de neige rougie, l’Empereur en a été très impressionné. Il est vrai aussi, que sur le front des troupes, il ne pouvait laisser libre cours à son émotion. Le 9 février, lendemain de la bataille, remarquant « qu’un bataillon du 43ème régiment d’infanterie de ligne a attaché à son aigle des crêpes noirs en mémoire du colonel Lemarrois tué à la bataille de la veille, il s’écrie : « Je ne veux pas voir mes drapeaux en deuil, nous avons perdu bon nombre de nos amis et de nos braves compagnons mais ils sont morts au champ d’honneur, leur sort est à envier. Occupons-nous de les venger et non de les pleurer car les larmes ne conviennent qu’aux femmes » ».
Le même jour, l’Empereur écrit cependant à son épouse Joséphine : « Mon amie, il y a eu hier une grande bataille, la victoire m’est restée mais j’ai perdu bien du monde ; la perte de l’ennemi qui est plus considérable encore ne me console pas ». Il déclare le 12 février 1807 : « un père qui perd ses enfants ne goûte aucun charme à la victoire. Quand le cœur parle, la gloire même n’a plus d’illusion ».
Bonaparte pouvait donc se révéler un être sensible, bien que bridé par son rang et sa gloire. Pour parler comme Léon Bloy, qui sut si bien l’évoquer avec tant de force originale, il n’est donc pas impossible que « l’âme de Napoléon » se tourne aujourd’hui compatissante vers ses lieux de jeunesse.
Après Eylau, le printemps revenu, Bonaparte quitta Osterode le 1er avril pour repartir en campagne vers Friedland et Tilsit où il signa la paix avec le bel Alexandre vaincu. Pour peu de temps…
Sources bibliographiques :
Danielle et Bernard Quentin, La tragédie d’Eylau, 7 et 8 février 1807, Paris, 2006
Léon Bloy, L’âme de Napoléon, Paris, Gallimard, 1983
Jean Massin dir., Napoléon Bonaparte, l’œuvre et l’histoire, Paris, 1970
Au fait, le monde étant fait de contrastes, il arrive que dans notre blog, comme dans Shakespeare – modeste avec ça ! mais à Auxonne les modestes sont rares qui ne se bousculent pas en ce moment pour se faire tirer le portrait ! – la tragédie côtoie la farce.
C.S. Rédacteur de Chantecler,
Auxonne, le 16 avril 2016 (J+2677 après le vote négatif fondateur)
Publié dans Hommage